6
« Deux-mains »

 

Drizzt obéit sur-le-champ à l’appel de sa mère et vint près d’elle, sans attendre le fouet que Briza aimait employer pour le faire avancer plus vite. Combien de fois n’avait-il pas senti la morsure de cette arme terrifiante ! Pourtant il n’avait aucun projet de vengeance à l’encontre de sa méchante grande sœur. Avec le conditionnement constant qu’il avait reçu, il craignait bien trop les conséquences d’un geste violent contre elle (ou n’importe quelle femme) pour pouvoir seulement l’envisager.

— Sais-tu en quoi ce jour est particulier ? lui demanda Malice quand il fut arrivé près de son grand trône dans l’antichambre sombre de la chapelle.

— Non, Mère Matrone, répondit Drizzt, les yeux dûment baissés sur ses orteils.

Un soupir résigné monta dans sa gorge au spectacle éternel de ses propres pieds. N’y a-t-il rien d’autre dans la vie que de la pierre nue et dix orteils frétillants ? se dit-il.

Il en sortit un de sa botte basse et entreprit de gribouiller avec sur le sol de pierre : la chaleur corporelle laissait des traces perceptibles à l’infravision, et Drizzt était assez vif et assez habile pour réaliser des figures simples avant que les premières marques refroidissent.

— Seize ans, lui déclara Matrone Malice. Cela fait seize ans que tu respires l’air de Menzoberranzan. Une période importante de ta vie s’achève.

Drizzt n’eut aucune réaction ; il ne voyait pas l’intérêt ni même le sens de ces paroles. Sa vie consistait en une routine éternelle et immuable. Un jour, seize ans, quelle différence ? Si sa mère trouvait « important » ce qu’il avait vécu de ses tous premiers souvenirs à ce jour, il frémissait à l’idée de ce que lui réservaient les décennies à venir.

Il avait presque terminé son dessin d’une drow aux épaules rondes (Briza) qui se faisait mordre à la fesse par une énorme vipère.

— Regarde-moi, lui ordonna Matrone Malice.

Drizzt se sentit perdu. Autrefois, il avait eu une tendance naturelle à regarder en face la personne avec qui il parlait, mais Briza n’avait pas tardé à chasser cet instinct à coups de fouet. Le sort d’un Prince Page était la servitude, et les seuls regards qu’on l’estimait digne de croiser étaient ceux des créatures qui grouillaient sur le sol de pierre, à l’exception bien sûr des araignées : il avait pour instruction de détourner la tête chaque fois qu’un de ces êtres à huit pattes rampait dans son champ de vision. Les araignées valaient tellement plus qu’un Prince Page.

— Regarde-moi ! répéta Malice, avec cette fois dans le ton une pointe de son impatience si prompte à se manifester.

Drizzt avait déjà été témoin de ses explosions d’une rage si incroyablement cruelle qu’elle balayait tout et tous sur son passage. Même Briza, si orgueilleuse et si mauvaise, allait vite se cacher devant la colère de la Mère Matrone.

Le jeune drow força son regard à s’élever peu à peu ; il parcourut les robes noires de sa mère en se servant pour évaluer son angle de vision du motif en forme d’araignée bien connu qui en occupait le dos et les côtés. À tout instant il s’attendait sincèrement à un coup sur la tête ou un cinglement dans le dos : Briza se tenait derrière lui, comme toujours, le fouet-serpent tout près de sa main.

Et puis il la vit, la puissante Matrone Malice Do’Urden, les yeux rouges sensibles à la température et le visage frais, non envahi de la chaleur de la colère. Drizzt était toujours tendu, il s’attendait encore à être puni de son audace.

— Ta période de Prince Page prend fin, expliqua Malice. Tu es désormais le Second Fils de la Maison Do’Urden et as droit à tous les… (Sans s’en rendre compte, Drizzt laissa son regard se reporter sur le sol.)

« Regarde-moi ! hurla sa mère prise d’une fureur subite.

Terrifié, Drizzt releva d’un coup les yeux sur le visage maintenant rouge, embrasé, de la Matrone. À la limite de son champ de vision, il aperçut la chaleur mobile de la main de Malice qui venait sur lui ; il n’était pas idiot au point de vouloir esquiver le coup.

Puis il se retrouva par terre, tout le côté du visage douloureux.

Mais, même au cours de sa chute, il avait eu l’intelligence et la volonté nécessaires pour garder son regard rivé à celui de Matrone Malice.

— Tu n’es plus un serviteur ! rugit-elle. Continuer à agir comme tel apporterait la honte sur notre famille ! Relève-toi ! (Puis elle agrippa brutalement Drizzt par le cou.)

« Si tu déshonores la Maison Do’Urden, lui promit-elle, son visage collé à celui de Drizzt, le regard rivé sur lui, j’enfoncerai des aiguilles dans tes yeux violets.

Drizzt ne les cligna même pas, ces yeux. Au cours des six ans passés, depuis que Vierna avait cessé de s’occuper de lui et qu’il servait de domestique à toute la famille, il avait eu le temps de connaître suffisamment Matrone Malice pour saisir les connotations les plus subtiles de ses menaces. Elle était sa mère (pour ce que cela pouvait valoir), mais il ne doutait pas un instant qu’elle se réjouirait de lui crever les yeux.

 

— Celui-ci est différent, déclara Vierna, et pas seulement par la couleur de ses iris.

— En quoi, alors ? demanda Zaknafein en essayant de manifester uniquement un intérêt professionnel.

Il avait toujours mieux aimé Vierna que les autres, mais elle venait d’être ordonnée haute prêtresse et faisait depuis montre d’une ambition trop évidente pour son propre bien.

Vierna ralentit le pas ; la porte de l’antichambre de la chapelle était en vue.

— Difficile à dire, reconnut-elle. Drizzt est plus intelligent que tous les enfants mâles que j’aie jamais vus. Il savait entrer en lévitation à cinq ans. Et pourtant, une fois devenu Prince Page, il a fallu des dizaines de coups de fouet pour lui apprendre à garder les yeux baissés, comme si quelque chose d’aussi simple était anormalement contre nature.

Zaknafein s’arrêta un instant et laissa Vierna continuer à avancer devant lui.

— Anormalement ? chuchota-t-il en réfléchissant aux implications des remarques qu’il venait d’entendre.

Pour un drow, peut-être, mais exactement ce que Zaknafein aurait attendu – espéré ! – d’un enfant issu de sa semence.

Il entra à la suite de Vierna dans l’antichambre obscure. Malice, comme toujours, se tenait sur son trône à la tête de l’idole en forme d’araignée, mais tous les autres sièges avaient été poussés contre le mur. Il s’agissait donc d’une réunion officielle, comprit Zak ; seule la Mère Matrone jouirait du privilège d’être assise.

— Matrone Malice, annonça Vierna de sa voix la plus respectueuse, j’amène Zaknafein en votre présence, comme vous l’avez demandé.

Zak se mit à côté de Vierna ; Malice et lui échangèrent des hochements de tête en guise de salutations, mais l’attention du maître d’armes se portait plutôt sur le membre le plus jeune de la Maison Do’Urden, torse nu à côté de la Mère Matrone.

Malice leva la main pour ramener le silence, puis fit signe à Briza de continuer ; la fille aînée tenait un piwafwi de la Maison.

Une expression de jubilation illumina le visage enfantin de Drizzt quand Briza plaça sur ses épaules, avec les incantations appropriées, le manteau magique noir décoré de traits violets et rouges.

— Salutations, Zaknafein Do’Urden, déclara Drizzt d’une voix cordiale, ce qui lui attira des regards éberlués de toute l’assemblée. (Matrone Malice ne lui avait pas donné la permission de parler ; il ne l’avait même pas sollicitée !)

« Je suis Drizzt, Second Fils de la Maison Do’Urden, et non plus Prince Page. Je peux vous regarder à présent, je veux dire vos yeux et plus seulement vos bottes. C’est Mère qui me l’a dit !

Le sourire de Drizzt disparut quand il vit la fureur brûlante qui se peignait sur le visage de Matrone Malice.

Vierna semblait changée en pierre, bouche bée, ses yeux écarquillés exprimant l’incrédulité.

Zak lui aussi était abasourdi, mais d’une autre manière. Il posa la main sur sa bouche pour garder les lèvres bien serrées, les empêcher de s’étirer en un sourire qui aurait inévitablement dégénéré en fou rire. Zak ne se rappelait pas avoir jamais vu le visage de la Mère Matrone aussi étincelant !

Briza se tenait comme de coutume derrière Malice, tripotant son fouet. L’éclat de son jeune frère la remplissait de perplexité, elle n’avait aucune idée, par les Neuf Enfers, de ce qu’elle devait faire !

Et cela, c’était une première. Zak savait bien que l’aînée de Malice n’hésitait que rarement quand il s’agissait de punir.

Toujours à côté de la Matrone, mais ayant prudemment fait un pas de côté, Drizzt était maintenant silencieux et parfaitement immobile ; il se mordait la lèvre. Toutefois, Zak pouvait toujours déceler un sourire dans le regard du jeune drow. La spontanéité de Drizzt, son manque de respect envers le rang, n’étaient pas uniquement le fruit de paroles étourdiment lâchées dans l’innocence de l’inexpérience !

Le maître d’armes fit un grand pas en avant pour détourner de Drizzt l’attention de la Mère Matrone.

— Second Fils ? demanda-t-il, l’air impressionné. (Il voulait à la fois ménager la fierté évidente de Drizzt et désarmer la fureur de Malice.) Il est temps alors de te mettre à l’entraînement.

Malice laissa passer sa colère, ce qui lui arrivait rarement.

— Tu ne lui apprendras que les bases, Zaknafein. Si on veut que Drizzt remplace Nalfein, sa place est à l’Académie, à Sorcere. Donc le plus gros de sa préparation sera confié à Rizzen et à son savoir, certes limité, des arts de la magie.

— Êtes-vous absolument certaine qu’on doive le destiner à la magie, Matrone ?

— Il a l’air intelligent, répondit Malice. (Elle jeta un regard coléreux à Drizzt.) Enfin, parfois. Vierna m’a dit qu’il était doué pour maîtriser ses pouvoirs innés. Notre Maison a besoin d’un nouveau sorcier.

Malice poussa un grognement inconscient, parce qu’elle venait de se rappeler la fierté qu’avait manifestée Matrone Baenre à propos de son fils, l’Archimage de la cité. Cette rencontre de Malice avec la Première Mère Matrone de Menzoberranzan datait de seize ans, mais elle n’en avait pour sa part oublié aucun détail, même le plus insignifiant.

— Sorcere paraît l’orientation logique, ajouta-t-elle.

Zak sortit une pièce de sa bourse-collier, la fit tournoyer en l’air et la saisit vivement.

— Pouvons-nous vérifier ? demanda-t-il.

— Si tu veux, accepta Malice, peu étonnée de voir son maître d’armes chercher à lui donner tort.

Il n’avait guère d’estime en effet pour la sorcellerie et préférait la poignée d’une arme blanche à la lueur cristalline d’un éclair magique.

Zak se planta devant Drizzt et lui tendit la pièce.

— Fais-la tournoyer.

Drizzt haussa les épaules ; il se demandait à quoi rimait cette vague conversation entre sa mère et le maître d’armes. Jusqu’à présent il n’avait jamais entendu parler d’une profession future à laquelle on le destinerait, ni de cet endroit appelé Sorcere. C’est donc avec un signe d’approbation indifférente qu’il posa la pièce sur son index replié et la projeta avec son pouce avant de l’attraper sans y penser. Il la rendit à Zak avec un regard perplexe, comme pour lui demander en quoi cette action élémentaire pouvait présenter de l’importance.

Mais, au lieu de reprendre la pièce, le maître d’armes en sortit une autre de sa bourse-collier.

— Essaie avec les deux mains, dit-il à Drizzt en la lui tendant.

Drizzt eut un autre haussement d’épaules et, d’un même mouvement fluide, fit tournoyer les deux pièces et les rattrapa.

Zak jeta un coup d’œil à Matrone Malice. Tous les drows savaient faire cela, mais l’aisance du mouvement chez Drizzt était un vrai plaisir à voir. En regardant toujours la Matrone du coin d’un œil malicieux, le maître d’armes sortit deux autres pièces.

— Mets-en deux sur chaque main et envoie les quatre en l’air ensemble, ordonna-t-il.

Quatre pièces s’élevèrent en tournoyant et quatre furent saisies ensemble. Drizzt n’avait bougé que les bras pour mener à bien la tâche.

— Deux-mains ! déclara Zak à Malice. Celui-ci est un combattant. Sa place est à Melee-Magthere.

— J’ai déjà vu des sorciers faire la même chose, rétorqua Malice, qui n’appréciait guère l’expression de satisfaction qu’affichait son turbulent maître d’armes.

Zak, à un moment, avait été le consort officiel de Malice, et, depuis cette époque lointaine, elle ne se privait pas de le prendre pour amant ; ses dons et son habileté ne se limitaient pas au maniement des armes ! Mais, en même temps que les plaisirs sensuels qu’il lui apportait, et dont le souvenir avait empêché la Mère Matrone de le mettre à mort en une bonne dizaine d’occasions, il lui créait bien des soucis. Il était le meilleur maître d’armes de Menzoberranzan, et Malice ne pouvait pas non plus considérer ce fait comme négligeable, mais le dédain, voire le mépris de ce mâle à l’égard de la Reine Araignée avait souvent attiré des ennuis à la Maison Do’Urden.

Zak tendit deux nouvelles pièces à Drizzt, que ce jeu commençait à amuser. Il les lança. Six s’élevèrent et six furent attrapées, chacune par la main qui l’avait projetée.

— Deux-mains, annonça Zak avec davantage d’emphase.

Matrone Malice lui fit signe de continuer ; elle ne pouvait nier l’élégance de la démonstration de son plus jeune fils.

— Peux-tu le refaire ? demanda Zak à Drizzt.

Le jeune drow eut vite replacé les six pièces sur ses index, prêtes à tournoyer ; il avait utilisé ses deux mains indépendamment l’une de l’autre. Zak lui fit signe d’attendre et sortit encore quatre pièces qu’il plaça sur les autres, formant ainsi deux piles de cinq pièces chacune. Il resta un moment immobile pour observer l’expression de concentration de Drizzt, et aussi pour garder ses mains sur les pièces et leur communiquer suffisamment de sa chaleur ; elles devraient être assez brillantes pour qu’on puisse les repérer sans peine une fois en l’air.

— Attrape-les toutes, Second Fils, déclara-t-il d’un ton très sérieux. Attrape-les toutes sous peine de te retrouver à Sorcere, l’école de sorcellerie. Ce n’est pas là ta place !

Drizzt n’avait qu’une idée des plus vagues de ce dont Zak parlait, mais l’intensité du maître d’armes lui indiquait que ce devait être important. Il prit une grande inspiration pour se stabiliser, puis fit tournoyer les pièces. Il put très vite les distinguer individuellement. Les deux premières atterriraient sans problème où il fallait, mais Drizzt vit que les trajectoires des autres se dispersaient et qu’elles lui donneraient du fil à retordre.

Alors il entra en action, pivota en un cercle complet, les mains floues dans leur mouvement rapide. Puis il se redressa d’un coup et se tint droit devant Zak. Il gardait les poings serrés le long de son corps et affichait une expression morose.

Les deux adultes échangèrent un regard ; ni l’un ni l’autre n’était très sûr de ce qu’il s’était passé.

Drizzt montra ses poings et les ouvrit lentement, et un sourire assuré se dessina peu à peu sur son visage.

Cinq pièces dans chaque main.

Zak émit un sifflement imperceptible. Il lui avait fallu à lui, le maître d’armes de la Maison, une dizaine d’essais avant de réussir cette manœuvre avec dix pièces. Il revint auprès de Matrone Malice.

— Deux-mains, dit-il pour la troisième fois. C’est bien un combattant, et moi je n’ai plus de pièces.

— Jusqu’à combien pourrait-il aller ? demanda Malice dans un souffle, impressionnée malgré elle.

— Combien pourrait-on en empiler ? répliqua Zaknafein avec un sourire triomphant.

Matrone Malice gloussa sans retenue et secoua la tête. Elle avait pensé que Drizzt remplacerait Nalfein dans sa tâche de sorcier de la Maison, mais son maître d’armes obstiné, comme d’habitude, l’avait fait fléchir.

— Très bien, Zaknafein, conclut-elle, admettant sa défaite, le Second Fils sera un guerrier.

Zak hocha la tête et revint près de Drizzt.

— Et peut-être un jour prochain deviendra-t-il le maître d’armes de la Maison Do’Urden, ajouta alors Malice d’un ton sarcastique. (Cette raillerie fit s’arrêter Zak tout net ; il jeta par-dessus son épaule un regard à la Mère Matrone.)

« Avec celui-ci, poursuivit-elle méchamment, reprenant l’avantage avec son habituel manque de vergogne, peut-on s’attendre à moins ?

Rizzen, le consort actuel de la Maison, se sentait mal à l’aise. Comme tout le monde, même les esclaves de la Maison Do’Urden, il savait que Drizzt n’était pas son fils.

 

**

 

— Trois pièces ? demanda Drizzt en entrant avec Zak dans la grande salle d’entraînement située le plus au sud du domaine Do’Urden.

Des boules multicolores de lumière magique avaient été disposées le long des murs de pierre de cette pièce à haut plafond et la baignaient d’une lueur de faible intensité, idéale. La salle ne comptait que trois portes : une à l’est menant à une autre salle qui donnait sur le balcon extérieur, une sur le mur sud juste en face qui débouchait sur l’extrémité sud de la demeure, celle enfin par laquelle ils venaient d’entrer et qui donnait sur le hall principal. À la vue des nombreuses serrures que Zak s’occupait maintenant de verrouiller derrière eux, Drizzt comprit qu’ils n’allaient pas repasser souvent par là.

— Non, une, rectifia le maître d’armes.

— Mais il y a deux autres portes, fit remarquer Drizzt en parcourant de nouveau la pièce du regard. Et sans serrure !

— Ah, c’est le bon sens qui leur tient lieu de verrou. (Drizzt commençait à voir où son mentor voulait en venir.) Cette porte, poursuivit Zak en désignant le sud, mène à mes quartiers privés. Tu n’as certainement pas envie que je te trouve un jour là-bas. L’autre donne sur la pièce tactique qu’on n’utilise qu’en temps de guerre. Quand tu satisferas mes attentes, si cela se produit un jour, il n’est pas impossible que je t’invite à m’y rejoindre. Ce jour hypothétique se situe à des années dans l’avenir, aussi je te propose de considérer désormais cette seule et grandiose salle (il fit un large mouvement du bras englobant l’espace autour d’eux) comme ta demeure.

Drizzt examina la pièce ; il ne semblait pas transporté d’enthousiasme. Il s’était permis d’espérer que ce genre de traitement aurait pris fin pour lui en même temps que sa période de Prince Page. Mais cet environnement le ramenait encore plus en arrière, aux dix ans qu’il avait passés cloîtré dans la chapelle familiale en compagnie de Vierna ! Cette salle n’était même pas aussi vaste que la chapelle, et paraissait bien trop étriquée au goût de ce jeune drow plein d’allant. Il reprit donc la parole en grommelant.

— Où vais-je dormir ?

— Dans ta demeure, répondit Zak comme si cela allait de soi.

— Où prendrai-je mes repas ?

— Dans ta demeure.

Les yeux de Drizzt se réduisirent à de simples fentes, une chaleur croissante envahit son visage.

— Et où vais-je…, commença-t-il, têtu, déterminé à prendre en défaut la logique du maître d’armes.

— Dans ta demeure, répliqua Zak du même ton posé et bien pesé sans laisser à Drizzt le temps de finir sa provocation.

Le jeune drow se campa sur ses pieds et croisa les bras.

— Ça va être dégoûtant, grogna-t-il.

— J’espère bien que non, grogna Zak sur le même ton.

— Mais dans quel but tout ça ? Vous m’éloignez de ma mère…

— Tu dois dire « Matrone Malice », l’avertit Zak. Toujours et uniquement ainsi.

— De ma mère…, reprit Drizzt.

Le maître d’armes ne se contenta pas de paroles cette fois et l’interrompit d’un coup de poing bien assené qui assomma Drizzt pour vingt minutes.

— Première leçon, lui annonça Zak à son réveil. (Il s’appuyait nonchalamment sur un mur un ou deux mètres plus loin.) C’est pour ton bien. Tu diras toujours « Matrone Malice » pour parler d’elle.

Drizzt roula sur le côté et tenta de se redresser sur un coude, mais se rendit compte que sa tête tournait dès qu’il voulait la soulever du sol recouvert d’un tapis noir. Zak le saisit et le remit sur pieds.

— Ce n’est pas aussi facile que d’attraper des pièces, fit remarquer le maître d’armes.

— Quoi donc ?

— De parer un coup.

— Quel coup ?

— Contente-toi d’approuver, espèce de gamin têtu.

— Second Fils ! rectifia l’élève en grommelant de nouveau, les bras toujours croisés dans une posture de défi.

Zak crispa le poing qu’il laissait pendre au côté ; Drizzt n’eut pas de mal à comprendre ce geste assez peu subtil.

— Tu as encore besoin d’une petite sieste ? demanda calmement le maître d’armes.

— Les Seconds Fils sont parfois des gamins, concéda raisonnablement Drizzt.

Zak secoua la tête, éberlué. Tout cela promettait d’être intéressant.

— Tu trouveras peut-être le temps passé ici agréable, dit-il en conduisant Drizzt devant une grande tenture épaisse, richement décorée de couleurs sombres, mais seulement si tu parviens à contrôler à peu près ta langue indisciplinée.

Il tira sèchement sur une corde et fit tomber l’étoffe, révélant le plus beau râtelier d’armes que le jeune drow ait jamais vu – beaucoup d’autres plus âgés auraient été tout autant impressionnés. Des armes de jet, des épées, des haches, des massues, toutes les sortes d’armes que Drizzt aurait pu imaginer, et aussi une bonne quantité qu’il n’aurait jamais imaginée, étaient disposées là en un ordre élaboré.

— Examine-les, lui ordonna Zak. Prends tout ton temps, ne boude pas ton plaisir. Vois laquelle épouse le mieux ta main et obéit le plus facilement à ta volonté. Quand nous en aurons fini, tu les connaîtras aussi bien que des amies très chères.

Drizzt, les yeux écarquillés, passait et repassait devant le râtelier ; ce lieu et les promesses de cette nouvelle expérience lui apparaissaient maintenant sous un jour tout nouveau. Au cours des seize années de sa jeune vie, son plus grand ennemi avait été l’ennui. Il semblait bien qu’à présent il disposerait d’armes pour le combattre.

Zak se dirigea vers ses quartiers privés ; il pensait qu’il valait mieux laisser seul son élève pendant ces premiers moments embarrassants où il allait manipuler des objets tout nouveaux pour lui.

Il s’arrêta toutefois sur le seuil et se retourna vers le jeune Do’Urden. Drizzt faisait accomplir lentement un arc dans l’air à une lourde hallebarde dont le manche était deux fois plus grand que lui. Malgré tous ses efforts pour en garder le contrôle, l’inertie de l’instrument jeta son corps svelte à terre.

Zak ne put s’empêcher de glousser, mais ce rire lui rappela aussitôt la sombre réalité de son devoir. Il allait entraîner Drizzt au combat, comme il avait fait pour un millier de jeunes elfes noirs avant lui ; il le préparerait aux épreuves de l’Académie et de la vie dangereuse qu’on menait à Menzoberranzan. Il allait faire de Drizzt un tueur !

Pourtant, comme ce lourd manteau que je vais placer sur ses épaules semble contraire à sa nature ! se dit le maître d’armes.

Le sourire venait si facilement à cet adolescent ! Drizzt passant un autre être vivant au fil de l’épée… Zaknafein se sentait plein de révolte à cette idée. Mais telle était la voie des drows, une voie que Zak, au cours de ses quatre siècles d’existence, n’avait pu faire autrement que de suivre. Arrachant son regard au spectacle de Drizzt en train de se divertir, il alla dans sa chambre et ferma la porte.

— Sont-ils tous ainsi ? demanda-t-il à la pièce d’un dépouillement monacal. Les enfants drows possèdent-ils tous cette innocence, ces sourires simples et purs qui ne peuvent survivre à la laideur de notre monde ?

Zak se dirigea vers le petit bureau situé contre un mur dans l’intention de retirer le voile sombre placé sur le globe de céramique constamment luisant qui servait à illuminer la pièce. Mais il changea d’avis en se rendant compte que la dernière image qu’il avait eue d’un Drizzt ravi de manipuler ses premières armes le hantait toujours ; il alla plutôt vers le grand lit face à la porte et exprima ses pensées à voix haute.

— Ou bien es-tu unique, Drizzt Do’Urden ? (Il se laissa tomber sur son lit moelleux.) Et, si tu es si différent, où s’en trouve la cause ? Ton sang, le mien, qui court dans tes veines ? Les années de sevrage que tu as connues ?

Zak se cacha les yeux de son bras replié et réfléchit à ces questions. Drizzt s’écartait en effet de la norme, conclut-il enfin, mais il ne savait pas s’il devait en remercier Vierna ou lui-même.

Au bout d’un moment, le sommeil l’envahit. Mais il lui apporta peu de réconfort. Un rêve familier vint le hanter, un souvenir vivace qui ne s’effacerait jamais.

Zaknafein entendit de nouveau les hurlements des enfants de la Maison DeVir quand les soldats de la Maison Do’Urden, ces soldats dont il avait assuré l’entraînement, leur portèrent de cruels coups d’épée.

— Celui-ci est différent ! s’exclama Zak en bondissant de son lit. (Il essuya la sueur glacée sur son visage.) Différent…

Il avait besoin de le croire.

Terre Natale
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